T’as vu ?
Paris, décembre 2010.
Nous avions une discussion plutôt passionnée, mais je ne me souviens plus à propos de quoi. Nous marchions vite : nous étions censés retrouver quelqu’un d’autre dans un restaurant à quelques pâtés de maison de là et nous étions un peu en retard. Mais mon ami s’est arrêté net. Ouah, t’as vu ? Il regardait une camionnette blanche couverte de tags. Hmm, ouais ? Je la regardais en essayant de trouver ce que j’étais censé avoir repéré. Quelque chose d’inhabituel, de suffisamment remarquable pour que l’on s’arrête malgré le retard. J’ai commencé à lire les inscriptions sur le van, à la recherche d’indices. Deux d’entre elles étaient assez lisibles et m’ont donné une première idée de l’intérêt de la pièce. Vep et 156. Je n’étais pas vraiment un connaisseur, mais je savais que c’était des crews importants. Enfin, je suis arrivé à déchiffrer le premier nom, puis le second. J’ai acquiescé lentement. Deux légendes parisiennes, exposées dans cette rue du 6ème arrondissement. En marchant à nouveau vers le restaurant, j’ai pensé aux récentes expositions qui avaient eu lieu à Paris. Dans aucune d’entre elles on n’avait eu l’occasion de voir une belle camionnette de ce genre.
J’ai aussi pensé aux notions de rencontres et de performativité (c’est un des problèmes avec les scriptopoliens : ils font de la théorie toute la journée). J’ai réalisé à quel point le monde dans lequel nous vivions est multiple. Pour la plupart des gens qui marchaient dans cette rue, cette camionnette restait banale, presque invisible. Pour d’autres, elles était un objet répugnant qui polluait le quartier. Pour nous, elle était une bénédiction, elle illuminait une partie plutôt moche de la ville. Chacune de ces rencontres entre les tags et les passants créait donc une version particulière de la rue, faisant même parfois se croiser des histoires entre elles. Mais, en me rappelant à quel point j’avais eu du mal à lire ces tags, et notamment le plus important. J’ai compris que les choses n’étaient pas si simples : j’avais moi-même été transformé. Transformé par l’interpellation de mon ami et mes efforts pour reconnaître les noms. Avant cela, j’étais de ceux qui ne remarquait pas. Après cela, je faisais partie de ceux qui savent.