Intrusion et renfermement

En ligne, décembre 2024.

Ce jour-là, le téléphone n’a cessé de vibrer. Mon numéro avait été ajouté dans un groupe d’une centaine d’utilisateurs de l’application Telegram. L’administrateur nous a invités à réaliser des microtâches rémunérées 5 euros chacune. Il fallait « ‘suivre’ ou ‘liker’ les comptes Instagram de personnalités publiques, d’entreprises, d’influenceurs, de blogueurs et d’autres » listées parmi 22 pages, envoyer une capture d’écran et cliquer sur un lien pour recevoir un paiement instantané. Une partie des utilisateurs a sans doute archivé ou quitté la conversation rapidement, d’autres ont cherché à vérifier la crédibilité de la proposition tandis que certains, comme moi, sont restés silencieusement ahuris derrière leur écran à observer ce qui était en train de se passer. Au fil de la matinée, le nombre de membres a décru alors que les interactions avec l’administrateur se multipliaient. Les premiers paiements avaient eu lieu et l’administrateur du groupe s’est mis à proposer d’autres « tâches disponibles », avec des rémunérations plus élevées et évoquer la possibilité de devenir salariés de l’entreprise au bout de trois jours de travail. Puis, mon silence et mon absence d’engagement ont dû paraître suspects et, le lendemain matin, j’ai été supprimée du groupe.
Internet recèle de pages et de vidéos décrivant les mécanismes de ce type d’arnaque. Il existe aussi des croque-escrocs, ces internautes engagés dans une lutte contre les escroqueries en ligne, cherchant à leur faire perdre du temps et des ressources, à alerter les potentielles victimes et, parfois, à aider la justice à identifier les auteurs.
À la manière d’Erving Goffman, j’ai perçu l’ajout de mon numéro dans cette conversation comme une intrusion dans mon « territoire personnel » : les notifications non sollicitées envahissaient mon écran, s’imposaient, cet administrateur exigeait une part de mon attention et prétendait exercer un droit sur un objet qui fait pleinement partie de ce dont j’ai besoin pour fonctionner. Et, en même temps, le silence que je conservais toute la journée, alors qu’il voyait que je lisais les messages, ce renfermement, a pu apparaître comme un autre type d’offense vis-à-vis de son « offre ». Définitivement, ces conduites mises en lumière dans Les relations en public constituent des ressources heuristiques pour saisir les règles d’un ordre social à distance, hors relation de co-présence, faites entre autres choses, d’écriture, de lecture et d’électricité.