Attaches
Paris, février 2013.
Depuis plusieurs mois, ton ordinateur montre quelques signes de défaillances : alors que tu consultes une page web ou que tu es en pleine rédaction d’un email, il se lance dans des opérations de calcul qui ralentissent considérablement la fluidité de la lecture et de l’écriture. Tu es d’autant plus étonné que tu fais attention à ne pas trop charger le disque dur. Contrairement à certains de tes collègues qui sont capables de le garnir entièrement, voire qui excellent dans cet art du remplissage en un temps record, tu lui réserves de l’espace disque libre de toutes données, tu le laisses amplement respirer. Pourtant, il s’essouffle et se fatigue. Tu as alors décidé de t’occuper plus sérieusement de ses grognements intempestifs, sans aucune raison apparente.
C’est que tu y es attaché à ton ordinateur. Depuis qu’il a investi cette petite pièce confinée de ton appartement, tu lui a consacré de nombreuses heures à ranger des photos, à visionner des vidéos, à télécharger des textes et à les ordonner en corpus, à lire et à annoter de nombreux fichiers, à écrire des emails, des articles, des chapitres d’une habilitation à diriger des recherches, des billets pour Scriptopolis, à passer des commandes de produits sur divers sites web… Ton lien à cet instrument d’écriture dépasse ses seules fonctionnalités techniques : depuis longtemps tu es fidèle aux produits de la marque à la pomme. Leur design, les matériaux, et le soin apporté à leur finition t’attirent tout particulièrement. Comme d’autres personnes, tu bichonnes ton ordinateur, tu le traites avec attention, tu es à l’écoute de ses moindres gestes. Comme d’autres personnes, tu pestes également contre ses mauvaises interprétations de tes demandes, ou lorsqu’il ne les exécute pas assez rapidement. Puis une fois calmé, tu te sens d’autant plus affecté face à ses propres faiblesses. C’est que cette machine te relie aussi à de nombreuses autres entités : les membres de la famille, des protocoles informatiques et des serveurs, les amis, des bases de données, les collègues, des algorithmes, une diversité d’institutions, des maisons d’édition, des contrats commerciaux…
Lorsque tu t’es enfin décidé à l’emmener pour lui faire passer un examen, tu as pris soin de l’emballer dans son carton d’origine, de le caler soigneusement à l’intérieur, et de scotcher le tout afin qu’il soit bien maintenu et protégé contre les chocs. Une fois dans la succursale du distributeur, tu as été soulagé de voir qu’il serait confié à un réparateur attentif, dont les manipulations de l’ordinateur étaient en phase avec la façon sympathique qu’il avait de s’adresser à toi. Tu es donc parti rassuré de savoir qu’il était entre de bonnes mains. À la réception du message te signifiant qu’il était réparé, tu accours aussitôt, pressé de le retrouver et de le ramener à la maison.
Mais avant de le remettre à sa place, de fixer à nouveau son écran et de pianoter sur son clavier, ton élan s’interrompt face à une petite bande adhésive, anodine en apparence. De la même manière que ceux que tu avais placés, ce bout de scotch sert à tenir fermement le carton en position close. Il maintient l’emballage afin qu’il joue son rôle d’écran de protection tout au long du transport du colis. Pour autant, la lecture des inscriptions imprimées sur ce petit élément adhésif change radicalement le statut qu’on lui accorde simultanément. À la manière des agrafes ou des trombones qui assurent la bonne tenue des actes juridiques, la bande adhésive est ici un instrument de “garantie”. Sa consistance même et son aspect non déchiré valent comme une preuve que le colis n’a pas été ouvert entre le moment où le réparateur a mis l’ordinateur dans le carton et le moment où le client l’ouvre. Cette petite bande adhésive est à la fois un outil de fermeture d’une boîte, un instrument de contrôle de l’activité des transporteurs, et un petit opérateur, aussi modeste que puissant, du passage du Droit. Grâce à elle tu peux voir en un clin d’œil si le colis se tient bien, ou si tu vas devoir recourir aux “réserves d’usage”. Elle rend ainsi manifeste d’autres attaches qui sont repliées entre ces deux faces cartonnées.