Charge
Paris, et partout ailleurs, janvier 2015.
Dans les rues, sur les chaînes de télévision, dans les journaux, sur les sites de réseaux sociaux, sur les vêtements : en quelques heures, après le choc des premiers assassinats, un objet graphique s’est démultiplié sous nos yeux, devenant au fil des jours un instrument de démonstration, un objet de rassemblement à travers le monde. La phrase elle-même a circulé sous plusieurs formes, affichée sur des écrans urbains, projetée sur des monuments, recopiée sur toutes sortes de papier, inscrite à même la peau. La trajectoire de « Je suis Charlie », dont on a pu retracer la genèse, jusqu’aux polémiques que cette formule a pu susciter, donne à voir un aspect très particulier de la force de l’écriture.
Écrire permet ici, dans un même mouvement, de faire acte de contestation et de rassemblement. « Je suis Charlie » fait partie de ces formes scripturales qui outillent les actions collectives, leur donnent corps par-delà la présence répétée des femmes, des hommes et des enfants dans les rues de France et d’ailleurs.
Cette force n’est pas celle de la transmission, ni même de la chambre d’écho qui permettrait d’amplifier un seul et même « message ». Au contraire, elle est une force ambigüe et imprécise. Parmi ceux qui l’affichent, nombreux sont ceux qui expriment et lisent des choses fort différentes avec une seule et même phrase.
Cette force, de plus, nous dépasse. « Je suis Charlie » dit et fait des choses bien au-delà de toute intention d’énonciation. C’est une des conséquences directes des horreurs perpétrées dans les locaux de Charlie Hebdo mercredi matin. Quelle que soit la manière dont on cherche à exprimer son soutien, son désarroi, sa peur, sa sympathie aux personnes proches des victimes et au reste du monde, on est dépassé, sans pouvoir évacuer d’un seul geste de la main, ou d’un bon mot, le poids de nos énoncés. Et c’est déjà un échec pour une partie des survivants de l’hebdomadaire qui se voulait non seulement satirique, caricatural, mais surtout « irresponsable ». C’est Luz qui exprime sans doute le mieux ce dépassement et le malaise qu’il provoque chez ceux qui pensaient pouvoir ne dessiner « que » des petits bonshommes : « La charge symbolique actuelle est tout ce contre quoi Charlie a toujours travaillé ».