ISSN : 2266-6060

Chevalets

Paris, février 2023.

Les études de laboratoire ont profondément renouvelé la connaissance sur les sciences, en introduisant, grâce à l’observation prolongée des activités quotidiennes, un supplément de réalisme. Toutefois, si les sociologues et les anthropologues ont arpenté les accélérateurs de particules et les grands instruments de la physique, qu’elles ont examiné la fabrique des faits et les opérations de mise en ordre de la biologie, l’effort se s’est guère prolongé, symétriquement, en direction des sciences humaines et sociales. Il y aurait sans doute tant à compléter de la connaissance des pratiques savantes en observant l’ordinaire des séminaires, de la direction de thèse ou encore les manières de collecter, de stocker, de traiter et d’archiver les données et les lectures. Sans doute, la dimension moins collective et moins instrumentée du travail a découragé les initiatives ethnographiques. 

Pourtant, en entrant dans le bureau de cette chercheuse en droit, le regard ne peut être qu’attiré par son équipement : elle trace des réseaux sur un tableau, reliant des références juridiques et des acteurs qui s’opposent ou s’allient. Son raisonnement est en partie externalisé, descriptible, et les inscriptions successives au tableau sont ensuite déplacées, reformulées et approfondies dans ses enseignements et ses écrits. Même si le tableau n’a pas la place organique en droit qu’il a en mathématiques, il est pour elle un espace d’inscription des raisonnements, de mise en forme de la pensée en même temps qu’un aide-mémoire. En s’avançant vers son poste, outre les trombones, les agrafes, les papillons adhésifs et les instruments d’inscription caractéristiques du travail de bureau, on aperçoit une pile de chevalets, bricolés à partir de pochettes cartonnées de couleurs. Cette juriste apprend aux étudiantes à négocier un traité international ou une résolution de l’ONU, à partir d’un texte préparatoire existant. Une fois les bases techniques et pratiques de la négociation enseignées, lorsque les étudiantes ont bien préparé la position de l’État qu’elles représenteront et l’affiliation aux différents groupes diplomatiques, elle les met en situation de négociation — les chevalets précieusement conservés sur son bureau permettant alors de faire exister, dans l’espace confiné de la classe, le temps particulier de la simulation.
On découvre donc, en poussant la porte de cette juriste puis en examinant les inscriptions et leurs supports, du tableau aux chevalets, un style scientifique supposant de comprendre et de transmettre le droit comme une activité sociale et pas uniquement comme un tissu de textes. Ce qui nourrira peut-être une invitation à faire place, dans l’étude des raisonnements jurdiriques, à l’activité des chercheuses en droit.



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