Cueillettes du regard sans visée – Petites annonces
Dans la rue, tout n’est pas question que de perspective. Bien sûr le regard est tendu, canalisé vers la destination à atteindre (la trouée au bout des deux rangées d’immeubles, le débouché).
Mais en piéton la rue s’emprunte aussi avec un autre regard, latéral, traînant à la surface des murs, à la recherche d’accroches pour lutter contre l’ennui que représente toujours le déplacement, s’il est seulement vécu comme le temps mort nécessaire pour aller d’un point à un autre.
S’instaure donc ce regard d’aubaine, sans objectif, s’en remettant au hasard.
Ce regard sans visée n’a pas de profondeur de champ, pas de vision d’ensemble. Il ne voit que les détails. Il ne sait lire aucune enseigne, aucun panneau de signalisation, aucun écriteau publicitaire : trop gros. Il ne voit que les écritures infimes, officieuses, reléguées.
Elles fleurissent à hauteur d’homme sur les poteaux, dans les encoignures. Elles sont innombrables : une véritable armée des ombres.
Parmi ces écritures de quidam, parmi les graffitis, poèmes, injures, avis de disparition, rendez-vous, s’étend la vaste catégorie des petites annonces à franges, consistant à proposer quelque chose dans un texte court, et d’y adjoindre en bas, sous la forme de petites languettes prédécoupées, un numéro de téléphone à emporter chez soi.
Les thèmes de ces petites annonces sont inépuisables : baby-sitting et ménages sont les deux grands classiques, talonnés par les travaux de peinture, électricité, maçonnerie. Des cours (particuliers) de tout s’y proposent, et tous les corps de métiers peuvent s’afficher. Il y a bien aussi la proposition de récompense pour être ou objet perdu, ou pour les deux en même temps, comme cette petite annonce lue un jour, proposant 1000 euros à celui qui retrouverait l’urne funéraire malencontreusement égarée en même temps qu’un sac qui la contenait…
Un petit placard isolé, jeté dans la grande ville, pour louer, aux deux sens du terme, ses services, ou bien demander de l’aide pour retrouver son chat… Le geste a quelque chose de la bouteille à la mer.
Mais il faut croire que ça marche, car souvent la jupette à franges des petites annonces est bien entamée (la petite annonce transfigurée en une Joséphine Baker vêtue seulement de sa jupette en banane, en proie aux appétits qu’elle suscite).
Parfois même c’est toute l’annonce qui est arrachée, sauf la partie supérieure trop bien scotchée et qui résiste, et alors on s’interroge sur les motivations : crainte de ne pas être le premier à répondre? Souci de nuire, vengeance personnelle ? Exaspération contre l’affichage sauvage ? (la petite annonce défigurée en affiche de candidat politique, cible de toutes les vindictes).
La petite annonce est une figure en tout cas, une véritable figure de style dans la vaste littérature des écritures urbaines officieuses. Tant et si bien qu’elle est devenue, paradoxalement, une institution, et qu’à ce titre elle méritait qu’on la détourne.
Et ce fut fait :
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Aujourd’hui, Scriptopolis reçoit Petite Racine, et vice-versa. Cet échange se fait dans le cadre des vases communicants grâce auxquels, chaque premier vendredi du mois, des blogs s’invitent les uns les autres. Une circulation horizontale pour produire des liens autrement.