D’un souvenir à l’autre

Je me souviens bien du poster qui était affiché sur le mur de ces toilettes. Une peinture, que j’avais toujours trouvée laide, avec un autographe dédicacé à ton épouse, ma grand-mère. Il est resté en place plusieurs années après sa mort. Mais un été, les enfants jouaient avec ton hamac dans le jardin, je suis entré et j’ai trouvé deux vieilles cartes à la place. Il m’a fallu un moment avant de découvrir de quel pays était issues les parcelles qui étaient représentées en face de moi. C’était des cartes assez techniques, pas celles qu’on a l’habitude de voir. Mais une fois que mon regard a reconnu le mot Mékong au-dessus de la ligne bleue, tout est devenu clair. Des cartes de l’Indochine, sans doute les tiennes. Des cartes utilisées pendant cette guerre, que tu as faite juste après la seconde guerre mondiale et juste avant une plus sale encore, en Algérie. Tu n’en as jamais beaucoup parlé, mais je me suis souvenu alors, toujours dans les toilettes, d’un repas familial au cours duquel tu avais dit quelques mots de la bataille de Dièn Bièn Phu, à laquelle tu as participé. Des mots marquants.
Je réalisais à quel point comptaient ces nouvelles décorations sur les murs : des souvenirs personnels d’un temps plus ancien encore. Un temps d’avant que ta femme disparaisse, d’avant que tes petits enfants viennent te rendre visite avec leurs propres enfants. Elles étaient l’expression de ce qui t’a probablement hanté toute ta vie durant. Je suis resté un peu dans les toilettes, à regarder les lignes, les couleurs, cherchant à imaginer ce qu’elles pouvaient signifier pour toi. La mort que tu pouvais y voir, les amis que tu pouvais retrouver grâce à elles. La peur, les rires, la haine. Les choses les plus belles et les plus horribles reposaient certainement sur ces dessins techniques si précis. Autant de souvenirs que tu avais sans doute dû garder silencieux pendant des années et que tu voulais dorénavant à tes côtés. Autant de souvenirs que personne en dehors de toi ne pouvait voir.