Choix
Paris, janvier 2018.
Dans les années 1960 et 1970, Malick Sidibé était fort occupé. Le jour, il passait son temps dans son studio à tirer le portrait des habitants de Bamako. Certains soirs, les plus jeunes, qui découvraient les joies du rock and roll et du twist, l’invitaient à venir documenter leurs soirées où chaque pas de danse comme chaque audace vestimentaire était l’occasion d’une photo. Lorsqu’il rentrait de ces fêtes épiques, Malick ne se couchait pas avant d’avoir développé ses pellicules. Tout le monde se pressait dès le lendemain matin pour admirer les clichés exposés dans la devanture de son magasin.
Il est impossible de calculer le nombre de photos que Sidibé a prises. Plusieurs milliers, au bas mot. Au fil du temps, certaines de ces images ont changé de statut. Elles se sont mises à circuler bien loin des rues de Bamako, tandis que dans le même temps leur auteur se muait, à bientôt 60 ans, en artiste reconnu dans le monde entier, jusqu’à devenir l’un des grands noms de la photographie contemporaine.
L’exposition qui se tient à la Fondation Cartier jusqu’au 25 février donne un aperçu de la force incroyable de ces images, qui font bien plus que de témoigner d’une époque et d’une ville. Dans un espace clos, on peut y découvrir les planches complètes de Sidibé. On y voit des séries dans leur ensemble, mais pas seulement. On peut repérer en dessous ou à côté de quelques unes des vignettes un signe — une croix, une étoile — dont on comprend, parce que l’on vient d’en voir un grand tirage officiel qu’il désigne parmi les images celles qui seront destinées à vivre une autre vie, à sortir du lot pour basculer dans les mondes de l’art et à faire le tour de la planète, jusqu’à se retrouver dans les galeries, les musées et même dans les salons de particuliers. À la vue de ces marques, on aimerait être capable de reconstituer les situations qui les ont vu naître. Pourquoi cette photo et pas celle-là ? À quelle occasion le choix a-t-il été fait ? Un livre ? Une exposition ? La vente d’un reportage ? Il faudrait une enquête tout entière dédiée à ces signes pour donner à voir ces circonstances. Peut-être même qu’on saurait dire à son issue qui les a tracés. Car, aussi anodins soient-ils, rien ne nous affirme, si ce n’est un vieux réflexe mal assumé, qu’ils sont l’œuvre de l’artiste, ni même à vrai dire, qu’ils ne sont pas déjà le fruit d’une opération collective.