L’oubli
Depuis le retour dans les locaux, les panneaux dans la salle de convivialité se sont multipliés pour rappeler les usagers à l’ordre. Nettoyer la vaisselle, vider le frigo, laisser la table propre, essuyer les éclaboussures de café. Comme si, après deux années de pandémie, nous avions tous un peu oublié les petits désagréments et les normes de la vie ensemble. Et puis, les doctorants qui sont revenus au laboratoire ont eu l’idée d’afficher un grand tableau par l’intermédiaire duquel des personnes se chargeraient explicitement, chaque semaine, de maintenir la salle en bon état d’usage. La « gestion collaborative du ménage », en voilà une bonne idée pour seconder la femme de ménage qui passait dans les étages tous les matins.
Peut-être qu’eux aussi avaient oublié. Au fil des semaines, Anne-Charlotte, Marie, Alice, Raphaëlle, Nicole, Federica ou Elsa inscrivaient leur prénom dans les colonnes du tableau. On ne lisait pourtant que Quentin et Blaise, seuls représentants d’un genre pourtant bien visibles dans les séminaires, sur les rayons des bibliothèques et dans les réunions. Faisaient-elles déjà l’entretien avant l’arrivée du tableau ? Qui utilisait cette salle et qui se sentait responsable de son état ? Le panneau était-il assez lisible ? La feuille a alors accueilli un premier avertissement « s’il y a que des meufs, on efface tout et on recommence », puis un second, vitriolique, « on va bientôt cramer le tableau ». Finalement, plus personne n’a inscrit son prénom dans le tableau. Il est resté là, à exposer aux yeux de tous la tentative de prendre en charge une infrastructure, les difficultés de la coopération et la colère qui apparait lors de la mise en visibilité du travail invisible. Et, avec son désinvestissement, la salle de convivialité a, hélas, retrouvé son lot de petits désagréments.