ISSN : 2266-6060

Phénoménologie politique


Patara, septembre 2024.



Quand elle ne reste pas inaperçue, l’expérience que nous faisons dans le présent du passé peut s’avérer le commencement d’un trouble heuristique pour Scriptopolis : visionnage de photos, exploration d’archives familiales ou administratives, redécouverte de traces ou de témoins d’événements. Parmi les expériences institutionnalisées du passé, le parcours de ruines, la visite d’un musée ou encore la lecture de plaques historiques s’avèrent un terrain particulièrement propice à l’exploration de la référence au passé comme activité étatique.
Prenons les ruines de la cité antique de Patara. Elles se distinguent des autres sites classés au patrimoine mondial de l’Unesco de la rive méditerranéenne de la Turquie par le caractère visible sinon ostentatoire de sa restauration. Les pierres ont été nettoyées, les matériaux manquants comblés, des plaques de verre et des éclairages disposés sur le sol de sorte que les monuments politiques de la cité se voient à distance. Pour les touristes, le contraste est saisissant. En s’approchant du Bouleuterion, l’étroit amphithéâtre dans lequel les affaires de la cité étaient débattues, on ne peut pas manquer cette plaque en métal fixée sur une stèle de marbre blanc. On y lit, en turc puis en anglais, qu’entre 2008 et 2011, la grande Assemblée nationale de Turquie a financé la restauration de cet édifice. Ainsi au moment où la République turque multipliait les réformes législatives et les initiatives diplomatiques pour étayer sa candidature à l’entrée dans l’Union européenne, elle menait aussi, à même la pierre, un travail d’interprétation convoquant une civilisation antique perçue comme étant le berceau de la démocratie européenne. Ce faisant, elle procédait à un étirement du temps, par delà les héritages romains et ottomans.
Or, en 2024, pour les touristes que nous sommes, ce sens du passé démocratique par la sélection d’un certain patrimoine historique s’actualise dans un contexte très différent. Depuis la réforme constitutionnelle de 2017, le Président dispose d’un droit de veto sur l’activité parlementaire, qui a réduit la Grande assemblée à une chambre d’enregistrement, en matière de patrimoine, l’édifice autrefois laïcisé de la basilique Sainte Sophie a été rendu au culte musulman en 2020 et la République n’a plus aucunement l’ambition de rejoindre l’Union européenne, elle se présente désormais comme le chef de file des pays musulmans dans les négociations internationales. La lecture d’inspiration phénoménologique de cette stèle nous rappelle donc que des entités politiques apparemment abstraites et stables (l’État, la démocratie ou l’histoire) ont une matérialité, qui se déchiffre à même les objets et témoigne des enchevêtrements de temporalité.



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