Troisième personne
Paris, octobre 2021.
Par notre invité, Vincent Lostanlen.
Cette caisse automatique, vue dans une boulangerie de Nantes, porte un écriteau au feutre : « elle ne prend pas les 1 centime ».
« Elle », la machine est désignée à la troisième personne. Autrement dit : « Moi », votre caissière humaine, j’aurais volontiers « pris les 1 centime » ; mais « elle », non. Tout le contraire des stratégies managériales de connivence directe entre l’employée et le client, régulées à coup de badges « je suis en formation ! » et de T-shirts « que puis-je faire pour vous ? ». À l’inverse, les machines marchandes s’expriment, pour l’essentiel, sans je : par des formules en troisième personne (« votre supermarché vous souhaite la bienvenue »), à l’impératif (« posez vos articles sur le plateau »), en voix passive adjectivée (« paiement accepté »), voire même non verbales (« code faux »).
Dans l’hôtellerie française, on apprend qu’à un merci du client l’on ne doit pas rétorquer « de rien », trop laconique ; mais un cordial « je vous en prie ». Chez Starbucks, c’est « pourrais-je avoir un prénom ? » qui rythme les transactions, prénom contre nourriture. Les caisses automatiques troublent cette logique discursive car il n’existe pas d’interface pour dire « merci » à la machine. Les rares tentatives de mise à la première personne des systèmes bureautiques font l’objet de moqueries : Clippit, le trombone assistant de Microsoft Office 1997 — « I’m the browser assistant and my job is to help you navigate this page » — fut immédiatement critiqué puis supprimé à partir de 2007. Je remarque cependant que l’émergence des chatbots et assistants vocaux (Google Home, Siri, Alexa, Cortana) vise à restaurer une forme de conversation symétrique et réinvestit le « je » machinique. « I’m afraid i cant let you do that, Dave », disait déjà HAL 9000 dans 2001: L’Odysée de l’espace.
Mais pour l’heure, c’est le support écrit — et, qui plus est, manuscrit — qui doit négocier avec le manque d’ergonomie des caisses automatiques. Contre le stéréotype d’une « dématérialisation du monde » opérée par le numérique, cet écriteau nous rappelle que, bien souvent, la machine n’admet que l’échange matériel : en l’occurence, des pièces de deux centimes ou plus. La boulangerie d’aujourd’hui n’est pas une interface humain-machine (IHM) mais bien une interface humain-humain-machine (IHHM) dont les procédés restent à écrire.