Humains après tout ?
Paris, janvier 2010.
Tu l’as fait de nombreuses fois déjà ce geste, sans vraiment y penser. Tu en as tapé des enchaînements de lettres et de chiffres tous aussi absurdes les uns que les autres. Des codes déformés que tu as parfois eu du mal à déchiffrer pour les reproduire dans la case qui convient, afin de pouvoir enfin laisser un commentaire sur ton blog préféré, ou lancer le téléchargement du dossier compressé laissé par une bonne âme sur un service de stockage en ligne public. XHT0J, F5R8U. Un acte devenu anodin à qui pratique le Web, qui n’est pourtant pas si vieux que ça. Tu n’y pensais pas jusqu’à ce que tu tombes sur ce site et que tu lises par hasard une phrase d’explication. Une justification du détour scriptural qui t’était à nouveau imposé. Que fais-tu à chaque fois que tu lis plus ou moins difficilement une série de caractères incohérente pour l’écrire lisiblement grâce au clavier de ton ordinateur ? Tu prouves ton humanité.
Et dire qu’il y en a encore qui refusent de prendre au sérieux la part d’action des non-humains. Mais s’ils n’agissaient pas les virus, les robots et les spyware en tous genres, pourquoi diable serais-tu obligé de prouver que tu es bien dans le camp des autres, de ceux qui ont une âme ?
Au premier abord, tu la trouves assez élégante cette manière de passer par la lecture et l’écriture pour définir l’humanité. Mais ça ne dure pas. Tu te rends vite compte que, comme toutes les opérations qui visent à faire exister des catégories, celle-ci fabrique un Autre. Quelles que soient les cases, il existe toujours un nombre de personnes, ou d’entités, qui n’y entrent pas, à la manière de la célèbre Agnès de Garfinkel. En l’occurrence, ils sont nombreux ceux qui — des mal-voyants aux illettrés — basculent ici et disparaissent dans les minuscules interstices des frontières ainsi stabilisés entre humains et non-humains.