La distance
Paris, juin 2020.
Le QR code a déjà eu plusieurs vies. Bulle d’un Internet qui n’arrivait à s’accrocher ni à nos murs ni à nos paquets de céréales, tombé en désuétude, puis réapparu en chaînon crucial d’une infrastructure de mobilité décentralisée. Le voici à nouveau dans nos rues, réconcilié avec sa destinée initiale, url de papier. À le revoir ici, en nouveau médiateur de la restauration en ces temps prudents du déconfinement, on mesure mieux ce que cette fonctionnalité supposait du monde. C’est qu’il en a fallu des ruptures dans nos relations avec les personnes et les choses pour que l’on trouve enfin une utilité à ce désuet point de passage vers le Web. Il a fallu que la distance prenne un sens inédit, et que l’on se trouve à craindre non seulement les échanges directs, mais aussi le contact avec des objets dont on ignorait jusque-là qu’ils étaient sociaux. Qui aurait pensé voir dans l’anecdotique carte des menus autre chose qu’un simple document, un instrument informationnel dont seules les qualités graphiques importaient ? C’est en cherchant à mettre en œuvre une distanciation stricte, inextricablement « physique » et « sociale », que nous avons découvert qu’elle était, à l’instar de la terrifiante barre du métro dont on se méfiait depuis longtemps, l’outil d’un lien tactile et bactériologique désormais inacceptable. En circulant dans le restaurant, la carte composait chaque soir une communauté biotique dont on cherche aujourd’hui à affaiblir les enchevêtrements à tout prix. Mais est-on bien sûr que ceux qui nous lient au site Web du restaurant via des millions de câbles, des milliers de datacenters, nos smartphones et ce nouvel intermédiaire ne nous font pas courir un autre danger, plus grand encore ?