La jauge

Paris, mai 2021.

« C’est en placement libre, on pourra s’asseoir ensemble ». Les deux couples se réjouissaient de ce retour au théâtre. Beckett, à nouveau. Pouvait-on faire plus approprié en ces temps où la proximité humaine était devenue inquiétante ? Sur le chemin, ils avaient marché le long des marques apparues l’année précédente, qui reproduisaient les traits de la route à même le sol des couloirs de la station. Flèches blanches, bande centrale en pointillés. Dans la rame, ils avaient à peine remarqué les autocollants à leurs pieds, chargés de leur rappeler l’importance d’une distance impossible à respecter en ce samedi fébrile de liberté retrouvée. Une fois traversées les quelques rues de nouveau surpeuplées, ils ont rejoint la fraîcheur familière des velours du hall. Quelques flèches discrètes les ont guidés jusqu’à la petite salle au dernier étage.
Comme gardant le phare de leurs habitudes retrouvées, l’ouvreuse les attendait. On devinait son sourire malgré le masque. Tandis qu’elles les guidaient vers un rang encore au trois quarts vide, les amis ont mesuré à quel point, malgré les apparences, les choses étaient loin d’être revenues à la normale. Armée d’un grand rouleau, l’ouvreuse s’attelait à une opération qu’elle devait trouver bien triste. Une fois qu’elle avait aidé chaque groupe de spectateurs à s’installer, elle prélevait deux autocollants qu’elle plaçait sur le bord des sièges à leur gauche, deux autres à leur droite, organisant au fil des arrivées la physionomie de la salle. C’est à elle que revenait la tâche de traduire l’abstraction administrative d’une jauge limitée à 30% en série de sièges ouverts et de sièges fermés.
Une fois la pièce terminée, ils l’ont aperçue en quittant la salle, qui récupérait les autocollants pour la représentation du lendemain. L’image a frappé l’un d’entre eux : chaque soir, en partant des places occupées, elle donnait une nouvelle forme au fantôme des 70%, qui viendrait hanter encore longtemps les salles de spectacle.