Le sac, les livres et les idées
Paris, novembre 2014.
Des milliers de livres à portées de main. C’était un des arguments forts des vendeurs de liseuses électroniques. La facilité de transport, l’abondance. Lorsque j’ai vu ton sac pour la première fois et que j’ai compris qu’il contenait des livres, beaucoup de livres, j’ai dit en rigolant ah mais c’est ton Kindle en fait, il est classe. Tu as ri toi aussi, de ce rire qui saisissait en un éclair ce que nos vies ont de plus absurde, de plus désespérément drôle. Ce sac empli des livres que tu étais en train ou sur le point de lire, de relire, cristallise une grande part de cette figure particulière qu’était la tienne dans le paysage académique contemporain. Un connaisseur intime des mondes qui ont émergé autour des pratiques et des technologies numériques — le logiciel libre, wikipedia, les hackers — amoureux sans contradiction aucune des textes et de leur contact charnel. Une certaine idée de l’érudition : gourmande, passionnée, toujours curieuse.
Ce sac illustre aussi ce qu’échanger avec toi pouvait produire. Les livres si différents que l’on voyait dépasser étaient autant de promesses de développements à venir. Comme une trace des idées qui semblaient te traverser, électriques, lorsque l’on prenait le temps d’une discussion. Combien de fois ai-je dodeliné de la tête en t’écoutant réagir à mes propos (un point sur une enquête en cours, des pistes d’analyse à explorer), commençant par me dire mais qu’est-ce qu’il raconte. Et toujours, je me trouvais saisi, après un temps de latence, par l’intelligence des propositions, qui n’avaient qu’un seul but : l’ouverture des possibles. Personne ne sait comme toi faire des liens, associer et ré-associer les idées et leurs mondes ; donner à voir les promesses de directions théoriques improbables, tout en restant d’une modestie exemplaire.
C’est que des livres, il y en avait eu d’autres, des centaines. Ils n’étaient plus dans le sac depuis longtemps, mais que tu laissais t’habiter. À chaque conversation, s’animait sous nos yeux le dialogue que tu ne cessais de mener avec eux, d’abord sous la forme de fragments, de phrases avortées, parfois de rires saccadés qui montraient le risque que toute tentative représentait, puis finalement, à l’issue d’un c’est ça c’est ça, une remarque — quelques mots à peine — faisait voler en éclats nos idées trop arrêtées, nos élaborations trop simples. Dans le même mouvement, elle indiquait les chemins foisonnants que tu nous invitais à suivre ; des chemins d’autant plus accueillants que nous savions qu’en les désignant tu les avais aussi fait tiens, et qu’en les empruntant nous étions assurés de t’y croiser régulièrement. Ces échanges étaient précieux. Tu vas beaucoup nous manquer Nicolas.