Relevé
Pendant des années, tu as communiqué avec l’entreprise une série de chiffres que tu allais découvrir en ouvrant un placard sur le palier. Au-dessus d’une roue métallique dont tu ne voyais que le tranchant cranté, le décompte s’opérait, mécanique. Équipé d’un morceau de papier, puis directement de ton téléphone, tu recopiais la série numérique dans un geste que les services commerciaux avaient habillement désigné comme un « relevé de confiance », rappelant que l’opération était initialement réservée à son personnel.
Puis l’appareil analogique et déconnecté fut considéré comme obsolète. Indésirable, même. Il a été remplacé par un compteur controversé dont l’une des vertus, ou des défauts, selon comment l’on voit les choses, tient précisément à sa capacité de transmettre directement et continuellement ces chiffres qui témoignent de la consommation du foyer.
Curieusement, il a fallu ce remplacement pour que tu découvres que le placard abritait depuis longtemps un autre instrument de relevé. Un livret glissé dans une pochette fixée au mur. Établi au nom de la cliente, inscrit à la main, avec un numéro de « tournée », de « marche » et un « tarif », il affiche aussi une série de conseils, précise les adresses et les numéros de téléphone des nombreuses agences aux alentours. Et bien sûr, dans les colonnes, des chiffres manuscrits, tantôt noirs, tantôt rouges, au stylo ou au crayon, qui archivent la marche progressive de la consommation d’électricité en précisant la date du relevé, le chiffre « indiqué par les aiguilles », et quelques calculs facultatifs pour rendre compte de la consommation « partielle » et « totale ».
Rien d’autre finalement que des données, qui elles aussi, en leur temps, circulaient jusqu’au siège du fournisseur, étaient compilées, combinées. Ici, agencées en statistiques locales, nationales ; là, traduites en prix, réorganisées en factures. Quel étrange fétichisme fait qu’elles t’émeuvent, pourtant ? La texture du papier jauni ? La forme des chiffres ? La typographie ? La fixation de l’ensemble au mur ? Ou simplement l’image de Pierette sortant de son appartement pour accomplir cette corvée anodine et malgré tout indispensable à la marche de son monde. Un rite auquel tu as désormais cessé de participer. Vas-tu aller jusqu’à le regretter ?