ISSN : 2266-6060

Sur-mesure


Paris, février 2024.

Les vêtements que les passants aperçoivent à travers les vitres de cette boutique sur cour sont suspendus sur des portants le long des murs. Leur vision suffit à les renseigner sur le type de commerce de cette jolie boutique en nuances de roses.
L’entrée d’une prospect (P) déclenche une séquence d’ouverture typique des interactions marchandes. Le vendeur (V) apparait dans le champ de la porte : « Bonjour Madame, bienvenue ! ». P, balayant la boutique d’un coup d’œil : « Bonjour ». V, en s’avançant : « Puis-je vous aider ? ». Une fois la porte refermée, le tour de parole qui suit reprend des formules de politesse comme : P : « je fais d’abord un petit tour, merci » ou « je regarde ce que vous avez », qui supposent qu’elle trouvera dans cet environnement des informations sur les étiquettes, à commencer par la taille et le prix. V : « Très bien, n’hésitez pas à faire appel à moi si vous aviez des questions ». Or, en plongeant discrètement la main entre les cintres, la prospect ne lit aucun des repères présumés : XS, S, M, dans la version anglo-saxonne ni 40, 42, 44 pour les standards européens. Elle comprend que les tailles n’organisent pas l’achalandage de sorte qu’une seule semble disponible en rayon et qu’il va nécessairement lui falloir s’engager dans un autre tour avec le vendeur. De manière plus troublante que la taille, le prix des produits n’est pas affiché. Il s’agit là d’une perception déstabilisante pour qui est habitué à l’univers marchand du prêt-à-porter et qui, malgré la conscience du regard du vendeur sur ses épaules, retarde le tour de parole suivant. En revanche, les étiquettes passées en revue par la prospect sont très précises sur les matières et l’entretien (« lavage à l’eau tiède, avec une lessive liquide pour tissus délicats »).
En se déplaçant vers le fond de la boutique, la prospect aperçoit sur un petit bureau des feuilles A4 avec la photo légendée d’un mannequin de couture et une dizaine de lignes de couleurs se terminant par des cases. La feuille a rempli le silence des étiquettes et lui permet d’anticiper la clôture de l’interaction : les vêtements sont fabriqués sur commande, à partir d’une série de mesures prises en boutique. Si ses repères à elle ont jusqu’ici été déstabilisés, elle comprend que même le sur-mesure dispose de conventions permettant aux couturiers de s’ancrer dans un régime de familiarité embarqué dans des instruments : un mètre souple, des épingles à tête plate, un crayon et cette feuille de report des mesures pour garder la mémoire des corps en leur absence de l’atelier. Avant que le vendeur n’ait le temps de lui demander « vous connaissez la maison ? », elle sait que les vêtements ne sont pas pour sa bourse, tourne les talons, sourit et le salue en sortant.



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